Il y a 46 ans, en novembre 1973, le juge Albert Malouf de la Cour supérieure provoquait une onde de choc en tranchant en faveur d’une demande des Inuit et des Cris qui forçait le gouvernement du Québec à interrompre la construction de barrages hydro-électriques à la Baie-James et à s’assoir à la table de négociations.
Le jugement a été accueilli avec étonnement et aussi, dans certains cas, avec consternation. Considéré comme une aberration par les uns, d’autres y voyaient un coup de génie et sympathisaient volontiers avec les victimes de ce grand projet. Une chose est certaine : la terre venait de trembler, une onde sismique pourtant improbable dans le Bouclier canadien…
La décision de Jean Chrétien, alors ministre fédéral des Affaires indiennes et du Nord, d’octroyer aux Autochtones une subvention pour assurer leur défense n’a pas été acclamée par tout le monde, mais elle a certainement bénéficié à la partie plaignante. Après de nombreuses péripéties, le 11 novembre 1975, un accord est finalement signé : la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ). Un tour de force héroïque par lequel les Cris et les Inuit allaient changer le cours de l’histoire canadienne.
Mais retournons en arrière. En avril 1971, le premier ministre du Québec, Robert Bourassa, faisait l’annonce-choc du « projet du siècle », le plus ambitieux réseau hydro-électrique jamais construit en Occident. Poussé par la fièvre du progrès, la fierté d’un peuple, la pénurie d’énergie et la promesse de 100 000 emplois, qui aurait osé se lever devant ce rouleau compresseur? Un acte de courage ou de folie? Comme le résume si bien le titre du livre de Zebedee Nungak, il s’agissait d’un combat contre le colonialisme sur stéroïde (Wrestling with Colonialism on Steroids : Quebec Inuit Fight for their Homeland, Vehicule Press, 2017).
C’est pourquoi, au début de cette saga, personne n’aurait pu prédire qu’un groupe de jeunes Cris et d’Inuit, représentant à peine plus de 9 000 personnes, pourrait convaincre le gouvernement de signer le premier traité moderne en Amérique du Nord constituant un règlement entre des Autochtones et un gouvernement. Quelques années à peine auparavant, le Canada était très loin de cette réalité.
« En 1969, on m’a transféré à Kangiqsualujjuaq alors que je travaillais pour le gouvernement. J’ai écrit une lettre à John Diefenbaker, à l’époque chef de l’Opposition au Parlement. On m’a convoqué à Ottawa. Là-bas, les gens du gouvernement m’ont dit que je n’avais aucun droit et qu’une seule personne devait représenter les Inuit : monseigneur Donald Marsh, “Donald de l’Arctique”. Seul un homme blanc avait le droit de parler pour les Inuit. » Sénateur Charlie Watt, signataire de la CBJNQ. Source : Napagunnaqullusi (So That You Can Stand!)
« Les gouvernements ont toujours dit aux Cris : “Vous n’avez aucun droit, vous êtes des squatters”… » Grand Chef Billy Diamond, signataire de la CBJNQ. Source : Together We Stand Firm
Si, à l’époque, ce geste d’opposition a pu être perçu comme une résistance au progrès, nous devons reconnaitre aujourd’hui qu’il constitue exactement l’inverse. En réalité, la Convention de la Baie-James et du Nord québécois a représenté, pour le pays, un pas de géant vers un Canada moderne. Ce ne sont pas uniquement les personnes assises autour de la table des négociations qui ont évolué, mais aussi tout un pays. Les retombées de cet accord sont innombrables partout au Canada, et peut-être même ailleurs dans le monde.
Comme archéologue, je me dois de souligner comment la CBJNQ a contribué à l’élaboration d’une meilleure éthique en archéologie. Pour la première fois, des groupes autochtones, les Cris et les Inuit, vont progressivement prendre le contrôle de leur patrimoine culturel. Au début des années 1980, ils deviendront les pionniers d’un processus qui est toujours en cours d’accomplissement chez de nombreux groupes autochtones au Canada et à travers le monde.
« Jusqu’alors, n’importe quel archéologue […] faisait ce qu’il avait à faire, puis partait pour le reste de l’année, et les Autochtones n’étaient pas sûrs de savoir ce qui se passait. Les Inuit devront dorénavant être consultés en bonne et due forme avant le lancement de travaux sur le territoire. […]
À l’intérieur de leur territoire, les Inuit ont un droit de parole et de contrôle global sur tout ce qui peut les toucher parce que c’est là, de la terre, qu’ils tirent leurs moyens de subsistance, bien que pas entièrement comme autrefois.
Cet accord signé avec les gouvernements du Canada et du Québec fera en sorte que les Inuit du Nord-du-Québec auront désormais, sans aucun doute, davantage leur mot à dire dans tous les aspects de leur vie. »
Daniel Weetaluktuk, 1978. Source : Canadian Inuit and Archaeology
Pierre Desrosiers, Ph. D., est conservateur, Archéologie centrale, au Musée canadien de l’histoire.