Les recherches sur les personnes oubliées du cimetière de Barrack Hill ont révélé de si nombreuses histoires qu’il est difficile de n’en choisir que quelques-unes pour cette série de blogues. Presque tous les ossements retrouvés sur le site appartenaient à des personnes faisant partie de la classe ouvrière, sauf, peut-être, dans un cas. C’est la vie de cette personne que je vais vous raconter aujourd’hui, pas parce qu’elle vaut davantage, mais plutôt parce qu’elle contraste avec celle des autres, situant ainsi le contexte de la vie et de l’époque de cette population.
La sépulture de cet homme se distinguait par une accumulation de sable rougeâtre retrouvée sur le couvercle du cercueil, signe distinctif qu’on a retrouvé nulle part ailleurs sur le site. Nous l’avons donc appelé « l’homme de fer », car le sable rougeâtre s’était en fait formé quand la plaque sur le cercueil avait rouillé au point qu’on n’arrivait plus à lire ce qui y avait été gravé. Même si cette détérioration nous empêchait de savoir qui était ce mort, ce qu’il faisait, quand il avait vécu et quand il était décédé, la présence d’une plaque sur le cercueil suffisait pour révéler un niveau de richesse que ne montraient pas les autres sépultures du site.
(Mortimer, 2014)
Après plus d’un siècle de perturbations, il restait peu d’ossements dans ce cercueil, mais assez pour déterminer qu’il s’agissait d’un homme âgé de 35 et 49 ans à l’époque de sa mort, et qu’il mesurait sans doute entre 5 pi 4 po et 5 pi 6 po.
Quelques autres détails suggéraient que cet homme avait vécu autrement que les autres personnes enterrées au site. Il avait survécu à la tuberculose, comme en témoignaient les cicatrices sur ses côtes, tandis que d’autres n’avaient pas eu cette chance. Était-il en meilleure santé? Avait-il accès à un meilleur régime alimentaire, à des médecins?
Lorsqu’il est mort, il était affecté par la maladie de Forestier, ou hyperostose vertébrale engainante, liée à une alimentation riche. Une analyse stable de l’isotope a confirmé ce diagnostic en établissant que son régime alimentaire était plus riche en ressources marines que celui des gens de son époque. On en déduit que cet homme était plus fortuné que les autres personnes du cimetière.
(Young, 2023).
Mais s’il était bien nanti, comment s’est-il retrouvé dans ce cimetière destiné à la classe ouvrière? La réponse pourrait avoir un lien avec la probable cause de sa mort : le choléra.
Le choléra à Bytown
Le cimetière de Barrack Hill a accueilli les victimes de deux épidémies de choléra, en 1832 et en 1834, qui ont fait des ravages dans les premières années de Bytown. Comme la cause du choléra était encore inconnue à l’époque, on croyait souvent que la maladie se répandait grâce à des émanations. La Commission de santé de Bytown avait donc fait certaines recommandations concernant l’inhumation des victimes de cette maladie.
(Ontario, Canada, Baptêmes, mariages et inhumations catholiques, 1760-1923).
Recommandations de la Commission de la santé
(Bibliothèque et Archives Canada).
En 1832, dans l’espoir de limiter la propagation du choléra dans la ville, un quai spécial a été construit pour la quarantaine des personnes à bord des bateaux à vapeur et le triage de celles qui auraient pu tomber malades pendant le voyage (flèche rouge). Ce quai, le quai du choléra, renommé plus tard quai de la Reine, avait été installé au nord-est de la pointe Nepean, séparé du quai principal (flèche noire) de l’autre côté du promontoire. Un hôpital d’isolement temporaire avait été érigé juste au-dessus, sur le côté sud-ouest de ce qui est aujourd’hui la promenade Sussex, entre Cathcart et Bolton, pour loger les malades du choléra.
Outre la mise en place de ces structures, la Commission de la santé de Bytown avait également adopté des règles strictes concernant les victimes du choléra. Celles-ci devaient être inhumées dans les trois heures suivant leur décès, leur cercueil devait être rempli de chaux vive et couvert d’au moins quatre pieds de terre. On dissuadait les proches de la personne défunte de former un cortège funéraire dans les rues et on les obligeait à se rendre par la rivière jusqu’au cimetière de Barrack Hill (Brault, 1946, 235).
L’emplacement du cimetière sur un tronçon de route désolé longeant la rive en faisait une alternative possible. Selon les archives, « Simon Fraser, shérif, demande que les cortèges funéraires passent exclusivement par la rivière et le canal, jusqu’au cimetière, à l’ouest du bassin du canal, plutôt que par la route à travers la ville, et que toute personne qui tombe malade à Bytown soit amenée à l’hôpital par la même trajectoire » (Bond, 1964, p.30).
(Haydon 1909).
Le choléra et l’homme de fer
(Young, 2017).
Lors de l’excavation de l’homme de fer, nous avons repéré une substance blanche entre ses ossements et le fond du cercueil. Sur place, cette substance avait une apparence graisseuse, ce qui a fait en sorte qu’on la prenne, à l’origine, pour des tissus adipeux préservés. Mais l’excavation s’est faite pendant un printemps très pluvieux. Une fois séchée au labo, la substance est devenue crayeuse. J’ai envoyé des échantillons à Parcs Canada pour analyse, et il a été déterminé qu’il s’agissait de calcite, et très probablement, de chaux vive.
Cet homme assez fortuné avait-il succombé au choléra? Était-ce la raison pour laquelle son corps n’avait pas été relocalisé au cimetière de la Côte-de-Sable, par crainte de la propagation de la maladie? C’est une hypothèse intéressante, mais nous ne le saurons jamais avec certitude. Aux fins de ma recherche concernant les sépultures du cimetière de Barrack Hill, je me réjouis d’avoir découvert ce mort, car il offre un contraste avec les autres personnes enterrées au site, auxquelles faisaient défaut des soins médicaux et un régime alimentaire riche et varié, ou même un cercueil de bonne qualité. En fin de compte, tous ces gens ont été menés vers leur dernier repos dans la même terre, égaux devant la grande Faucheuse.
En savoir plus
Pour en savoir plus sur les découvertes dans le cimetière de Barrack Hill, lisez la série de blogues Détective des os : les mystères des ossements retrouvés sous le centre-ville d’Ottawa
Janet Young
Janet Young est spécialisée dans l’étude des restes humains et travaille au Musée depuis 1994.
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