Le retour au pays d’une pierre bien canadienne

Jean-Luc Pilon

De 1576 à 1578, dans l’est de l’Arctique, sir Martin Frobisher et ses hommes avaient extrait des roches qu’ils croyaient aurifères. Ils avaient bravé les mers agitées du rude environnement du nord de l’Atlantique pour atteindre l’île Kodlunarn et d’autres sites lointains de ce qu’on appelle aujourd’hui la baie Frobisher, sur l’île de Baffin. Ils avaient travaillé dur, dans des conditions difficiles, pour extraire et amasser des tonnes d’un minerai qui, espérait-on, enrichirait Frobisher et de puissants bailleurs de fonds, y compris Élisabeth Ire, et générerait d’immenses profits. Il avait même été envisagé de laisser des mineurs passer l’hiver à cet endroit afin de constituer des réserves encore plus grandes de « minerai noir ». Le périlleux voyage de retour vers l’Angleterre, sur un navire lourdement chargé, permit de livrer le précieux minerai à Dartford, au sud de Londres, où l’on avait construit une fonderie expressément pour tirer de l’or et de l’argent de la pierre brute. Une vive déception a vite succédé à l’enthousiasme lorsque les analyses conclurent à l’absence de valeur du minerai. Mais que pouvait-on bien faire avec plus de 1 350 tonnes (dont 1 136 rapportées en 1578 seulement) de pierre arctique? La pierre devenue inintéressante a surtout servi de moellon pour l’érection de murs dans la région. Une autre part a été utilisée dans l’édification du mur ouest qui entoure toujours une section du manoir de Dartford, autrefois habité par Henri VIII. Les artefacts directement liés à l’expédition de Frobisher dans l’Arctique canadien comprennent notamment de petits fragments de poterie et de brique, des morceaux de vannerie et même des pois carbonisés. Si tous témoignent de la détermination de Frobisher et de ses hommes, ils n’ont rien de bien impressionnant.

Pois apportés par Frobisher et ses hommes sur l’île de Baffin.

Pois apportés par Frobisher et ses hommes sur l’île de Baffin.

Aussi ai-je envoyé un courriel au Dartford Borough Museum pour demander s’il était possible d’acheminer l’une des pierres de Frobisher vers le Musée canadien de l’histoire en vue de l’inclure dans la nouvelle salle de l’Histoire canadienne. La réponse du conservateur du musée de Dartford, M. Mike Still, a été positive et immédiate. M. Still a trouvé un échantillon de bonne taille de « minerai noir » qui avait été mis au jour en 1982 lors de travaux archéologiques sur le site de la chapelle du manoir. Il n’y avait aucun doute quant à la nature de la pierre, dont la provenance convenait bien.

La pierre de Frobisher, revenue au Canada plus de 400 ans après son extraction par Frobisher et ses hommes.

La pierre de Frobisher, revenue au Canada plus de 400 ans après son extraction par Frobisher et ses hommes.

Grâce à la diligence du conservateur, la permission de transférer la pierre a pu être obtenue auprès de M. Terry Young, directeur général d’une entreprise affiliée à J & E Hall Ltd., qui a occupé le manoir de 1785 jusqu’au début du xxie siècle. 

La pierre de Frobisher et le matériau d’emballage utilisé pour le voyage de retour au Canada.

La pierre de Frobisher et le matériau d’emballage utilisé pour le voyage de retour au Canada.

Tandis que l’échantillon de pierre canadienne prenait le chemin du retour au pays, FedEx fournissait un compte rendu de son itinéraire en ligne, minute par minute, de Dartford vers le Musée canadien de l’histoire, en passant par Memphis, au Tennessee, et Cheektowaga, dans l’État de New York. À sa première traversée de l’océan, la pierre avait passé des semaines entières dans la cale d’un navire en bois. Cette fois, elle n’est restée que quelques heures dans la soute d’un avion. Qu’en penserait sir Martin Frobisher?

La pierre de Frobisher et le matériau d’emballage utilisé pour le voyage de retour au Canada.

La pierre de Frobisher et le matériau d’emballage utilisé pour le voyage de retour au Canada.