Archéologie sans frontières : archéologie de l’ère de contacts dans le Maine

Matthew Betts

Mon rôle en tant que conservateur de l’archéologie de l’Est au Musée canadien de l’histoire est de mieux faire comprendre l’archéologie canadienne des provinces de l’Atlantique (Terre-Neuve-et-Labrador, Nouvelle-Écosse, Nouveau-Brunswick et Île-du-Prince-Édouard) au profit de tous les communautés du territoire devenu le Canada. Et pourtant, cet été, je passe près de trois semaines à faire des fouilles dans l’État du Maine, aux États-Unis.

Cette expédition archéologique est financée par une subvention du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada en faveur des professeurs Gabriel Hrynick, de l’Université du Nouveau-Brunswick, et Arthur Anderson, de l’Université de la Nouvelle-Angleterre, et de moi-même. Les travaux sont menés en collaboration avec la communauté des Passamaquoddys, avec la participation d’étudiantes et d’étudiants de cette communauté qui apprendront auprès de nous lors des fouilles.

Des élèves creusent dans un amas de coquillages. Remarquez la grande quantité de coquillages brisés et l’aspect sombre du sol, qui suggère une activité de culture.

Des élèves creusent dans un amas de coquillages. Remarquez la grande quantité de coquillages brisés et l’aspect sombre du sol, qui suggère une activité de culture.

Lorsque les Wabanakis (le regroupement des peuples autochtones de la région) ont rencontré des gens venus d’Europe pour la première fois, il y a de 600 à 400 ans, la frontière internationale actuelle n’existait pas. L’objectif du projet est de comprendre la nature des premières interactions entre les Wabanakis et ces gens dans la baie de Passamaquoddy et en Nouvelle-Écosse. Comment s’est passée la première rencontre entre les Wabanakis et ces personnes? Leur utilisation saisonnière de la terre et du paysage marin a-t-elle changé? Quelle était l’intensité des échanges entre les deux groupes et jusqu’où les biens commerciaux s’écoulaient-ils à partir des centres de contact? Comment le contact a-t-il affecté l’organisation sociale des Wabanakis, qui ont rencontré ces gens venus d’Europe?

Pourquoi des fouilles dans le Maine?

Nous avons très soigneusement choisi cet endroit pour explorer ce qui fut sans doute le premier contact entre les Passamaquoddys et les personnes venues d’Europe. Le site Sipp, où nous creusons, n’est que l’un des nombreux sites fouillés dans le cadre du projet, tous concentrés autour de la rivière Sainte-Croix, là où le cours d’eau se jette dans l’ouest de la baie de Passamaquoddy.

En 1604, lorsque Samuel de Champlain et Pierre Dugua de Mons ont commencé à explorer l’Amérique du Nord, ils ont choisi cette région, adéquate et abritée pour tenter de fonder une colonie d’hiver nommée Sainte-Croix. Aujourd’hui, le site de la colonie, qui se trouve sur une ile à l’embouchure de la rivière qui porte son nom, est un lieu historique international.

Le site de Sipp se trouve à seulement 20 kilomètres de Sainte-Croix. Si plusieurs sites révélant des traces de contacts ont déjà été fouillés, jusqu’à présent aucun ne semble un site d’hivernage qui correspondrait à la période où Sainte-Croix était occupée par Champlain et son groupe. Sipp est situé dans un endroit connu par les Passamaquoddys pour la récolte du petit poisson des chenaux (petite morue), qui se faisait traditionnellement en janvier; il est donc fort probable que le site de Sipp ait été occupé pendant les mois d’hiver.

Le site de Sipp, et tous ceux de la région, sont connus pour leurs amas de coquillages composés principalement de valves de myes, de sol de culture, d’ossements d’animaux et d’artéfacts qui se sont accumulés alors que les Passamaquoddys vivaient sur les rives de la baie de Passamaquoddy. Ces sites sont utiles aux archéologues, car le carbonate de calcium des coquillages s’infiltre dans le sol acide de la région et le neutralise, permettant une préservation exceptionnelle des os d’animaux et des artéfacts. Pour le moment, ces amas sont les meilleurs moyens de comprendre les anciens modes de vie des Passamaquoddys, au-delà de l’histoire orale.

Des élèves creusent dans un amas de coquillages. Remarquez la grande quantité de coquillages brisés et l’aspect sombre du sol, qui suggère une activité de culture.

Peu de sites à explorer

Comme la plupart des sites archéologiques du Maine, celui de Sipp s’érode peu à peu et est gravement menacé. Notez le sol sombre et l’abondance de coquillages dans la zone intertidale alors que la rive est sapée par les vagues

Comme la plupart des sites archéologiques du Maine, celui de Sipp s’érode peu à peu et est gravement menacé. Notez le sol sombre et l’abondance de coquillages dans la zone intertidale alors que la rive est sapée par les vagues

Notons que le site de Sipp est aujourd’hui extrêmement menacé par l’érosion due à l’augmentation du niveau de la mer et aux changements climatiques. L’augmentation du niveau de la mer provoque la submersion progressive des sites côtiers de la région, tandis que la périodicité et la gravité croissante des grandes tempêtes entrainent la destruction de sites fragiles situés directement sur la côte. Le site existerait-il encore pour la seule raison qu’il est coincé entre deux affleurements rocheux s’avançant dans l’océan et le protégeant des vagues les plus violentes? Pourtant, même avec cette protection, le site sera probablement détruit au cours des prochaines décennies, voire plus tôt.

Le projet a en partie pour but de documenter, tester et fouiller ces sites avant qu’ils ne soient détruits, et ainsi de sauvegarder les informations précieuses qu’ils contiennent sur les modes de vie passés des Passamaquoddys.

Malheureusement, l’érosion ne gruge pas que les rives de la baie de Passamaquoddy, mais aussi la plupart des régions côtières de l’Amérique du Nord. La destruction de sites archéologiques due aux changements climatiques représente une crise patrimoniale majeure de notre époque. Si elle n’est pas combattue, elle entrainera la perte incalculable de milliers d’années d’histoire archéologique. Elle affecte de manière disproportionnée les peuples autochtones d’Amérique du Nord, dont l’histoire est souvent liée à ces sites et dont la capacité à établir leurs droits d’utilisation des ressources et des terres repose bien souvent sur les preuves archéologiques de l’utilisation à long terme des paysages et des écosystèmes.

On n’a pas toujours ce qu’on veut, mais parfois…

En raison de sa proximité avec la colonie de Champlain de 1604, si le site de Sipp était occupé à l’époque, il devrait fournir des preuves fiables d’interactions précoces entre colons et Passamaquoddys, que nous aimerions documenter. Malheureusement, après plus d’une semaine de fouilles et de recherches détaillées dans les couches supérieures du sol, qui devraient correspondre à l’ère de contacts, nous n’avons trouvé aucune preuve. Les ossements de petits poissons sont abondants, ainsi que les ossements de cerfs, ce qui suggère une occupation automnale ou hivernale. Nous avons aussi trouvé des céramiques autochtones dont la décoration suggère une date de près de 1 000 ans avant l’arrivée de Champlain. Une particularité : les outils en pierre sont très rares sur le site (du moins pour le moment).

Toutefois, les céramiques découvertes sont spectaculaires. Deux pots presque entiers ont été mis au jour. Trouver de tels récipients entiers in situ est très rare, car la plupart ont été brisés par la pression de la terre sur eux. Ces pots semblent associés à de grandes quantités d’os de cerf fissurés en spirale, ce qui pourrait suggérer une extraction de la moelle osseuse et une ébullition des os pour obtenir de la graisse. Les pots peuvent avoir servi de récipients à cette moelle et cette graisse pour une consommation ultérieure.

L’archéologue Gabe Hrynick dégage un pot presque entier de la période du Sylvicole maritime moyen sur le site de Sipp.

S’il est encore possible de trouver des preuves de l’occupation du site au début de l’ère de contacts, les éléments découverts sont néanmoins incroyablement intrigants et révélateurs. L’absence d’outils en pierre, combiné aux traces de fabrication de moelle et de graisse, pourrait indiquer l’existence d’un nouveau type de site, rare dans les archives archéologiques de la région : un lieu spécialisé, il y a quelque 1 500 ans, dans le traitement des cerfs, dont la moelle et la graisse, une fois extraites, pouvaient être conservées dans des pots en vue d’une utilisation future.

Heureusement que nous avons fouillé ce site avant que l’océan le fasse disparaitre, sinon cette activité unique n’aurait sans doute pas été enregistrée dans les archives archéologiques, et les superbes pots, presque entiers, n’auraient pas été récupérés. Cette situation n’est pas nouvelle; les archéologues des deux côtés de la frontière sont dans une course contre la montre pour sauver l’histoire inconnue des sites archéologiques avant qu’ils ne soient engloutis par l’assaut des vagues.

Lectures complémentaires :

Matthew Betts, Curator of Eastern Archaeology

Matthew Betts

Matthew Betts, Ph. D., est conservateur de l’archéologie de l’Est depuis son arrivée au Musée canadien de l’histoire en 2007. Ses recherches portent sur les peuples chasseurs-cueilleurs qui vivaient au bord de la mer et sur les liens économiques, idéologiques et sociaux complexes qu’ils entretenaient avec les animaux dont ils tiraient leur subsistance.

Il a publié des textes sur divers sujets, dont les méthodes de datation, l’archéologie historique, les méthodes et théories en archéologie, et les moyens de subsistance et les idéologies des peuples chasseurs-cueilleurs.