Comme l’ont montré l’exposition itinérante du Musée canadien de l’histoire Estampes inuites… Inspiration japonaise : les débuts de la gravure dans l’Arctique canadien et le catalogue qui l’accompagne, les graphistes de Cape Dorset ont commencé à être influencés par la gravure traditionnelle japonaise en 1959, après l’introduction de celle-ci dans le Nord par l’artiste James Houston. En raison de cette influence, bon nombre des estampes figurant dans les collections annuelles des Ateliers de Kinngait des années 1960 à aujourd’hui ont été imprimées sur du papier oriental – plus particulièrement japonais. En japonais, on appelle washi le papier fabriqué à la main au Japon.
L’utilisation répandue du washi par les artistes et les graveurs des Ateliers de Kinngait – des cinq premiers graveurs inuits aux artistes contemporains qui ont suivi leurs traces –, est manifeste lorsqu’on observe la collection d’estampes inuites du Musée de l’histoire. Cette collection regroupant plus de 6 000 œuvres d’art est la plus exhaustive du genre au monde. La collection du Musée contient des œuvres d’artistes inuits de renom, tels que Kenojuak Ashevak (1927-2013), la première femme à avoir participé aux ateliers de gravure à Cape Dorset. L’une des œuvres d’Ashevak créée en 1969, Le hibou, est imprimée sur une feuille de washi.
Encore aujourd’hui, un très grand nombre d’estampes produites dans les ateliers de Cape Dorset sont imprimées sur du washi. Les techniques de fabrication du washi sont différentes de celles qui ont été employées en Occident. En effet, jusqu’en 1850 environ, les pays occidentaux se sont servis de fibres de coton ou de lin. Par la suite, les papetières ont utilisé des produits du bois. Issu d’une tradition vieille de plusieurs siècles, le washi est plutôt fabriqué à partir de matières premières qui croissent et qui sont cultivées au Japon, en Corée, dans l’est de la Chine et en Asie du Sud-Est.
Différent des papiers que nous connaissons en Occident, le washi a été reconnu pour sa valeur culturelle intrinsèque. Le recours à une technique de fabrication (encore manuelle dans une large mesure) et à des matières premières différentes donne des papiers qui, dans toute leur diversité, sont tout à fait distincts tant par leur texture apparente que par leur caractère typique, comparativement aux papiers fabriqués en Occident. Par ailleurs, la fabrication de papier à la main selon la méthode japonaise est une forme d’art en soi. Les Japonais reconnaissent le talent des fabricants de papier, honorant plusieurs maîtres en la matière du titre de « trésors nationaux » et considérant les meilleurs papiers produits comme des « biens culturels immatériels importants ». En 2014, le washi a été ajouté à la liste du Patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO[1], ce qui en fait un joyau reconnu au Japon et dans le monde entier.
En tant que restauratrice d’œuvres sur papier au Musée de l’histoire, je suis en contact avec le papier japonais sur deux plans. Non seulement je veille au bon état des œuvres d’art imprimées sur du papier japonais, étant responsable de leur préservation à long terme dans la collection nationale, mais aussi j’utilise le papier japonais dans les traitements de restauration. En fait, les papiers, les outils et les procédés japonais, sans cesse perfectionnés au fil des siècles, sont des éléments essentiels de la trousse d’outils et de compétences de tout bon restaurateur.
Le caractère particulier d’un papier découle à la fois de son procédé de fabrication et des matières premières utilisées, notamment des fibres comme celles de kozo (mûrier à papier), de mitsumata (buisson à papier) et d’Ao gampi (tétrapanax à papier). L’endroit où ont été cultivés les végétaux d’où proviennent les fibres, la manière dont les fibres ont été lavées et cuites ainsi que les procédés utilisés pour façonner et sécher les feuilles contribuent tous au caractère d’un papier et en déterminent donc les meilleures utilisations possibles. Ces facteurs influent également sur la façon dont vieillira un papier et sur sa réaction à un traitement de conservation. Aussi est-il important qu’un restaurateur dispose de ces renseignements avant de procéder au traitement d’une œuvre d’art produite sur un support washi ou lors de la sélection du papier avec lequel se fera le travail de restauration. En outre, la connaissance des caractéristiques d’un papier offrant un bon ou un moins bon rendement dans le contexte canadien peut nous aider à conseiller l’usage de certains papiers par rapport à d’autres aux artistes soucieux de la longévité de leur œuvre.
Il n’y a pas lieu de s’étonner que les papiers de la meilleure qualité soient faits avec les meilleures matières et exigent des efforts aux étapes de la culture, de la récolte et de la fabrication. Le déclin du marché des papiers faits à la main au cours du dernier siècle s’est traduit par une baisse du nombre de jeunes désireux de s’investir dans des années de travail manuel et de pratique que requiert la maîtrise de l’art de la fabrication du papier à la main. Aujourd’hui, malgré ce déclin, le papier japonais est offert aux artistes et aux restaurateurs d’œuvres sur papier nord-américains par l’intermédiaire de quelques distributeurs qui collaborent avec les fabricants au Japon pour répondre aux besoins d’un créneau. Des distributeurs tels que The Japanese Paper Place, à Toronto, qui approvisionnent en papiers japonais les Ateliers de Kinngait, à Cape Dorset, depuis 1982, sont résolus à accroître l’utilisation du washi à l’échelle internationale. De plus, ils continuent de rendre les papiers japonais accessibles aux restaurateurs comme moi, qui s’en servent pour traiter les œuvres d’art, les artefacts et les documents d’archives composant la collection nationale, un patrimoine culturel qui appartient à tous les Canadiens et Canadiennes.
Références
[1] www.japantimes.co.jp/news/2014/11/27/national/japanese-handmade-washi-paper-added-unesco-intangible-heritage-list/#.VHdAbaNFWI4 (en anglais seulement), consulté le 8 décembre 2014.