L’interprétation des pratiques et des croyances spirituelles constitue l’une des composantes de la recherche en archéologie les plus difficiles à mesurer. De fait, la plus grande part du patrimoine archéologique, surtout celui des peuples autochtones canadiens, concerne la chasse, la cueillette et la vie quotidienne. Rares sont les artefacts préservés et consignés qui sont clairement reliés à la spiritualité. Cette rareté est frustrante pour les archéologues, car les récits oraux décrivent une spiritualité riche et vivante qui imprégnait presque toutes les dimensions de la vie des Autochtones d’autrefois.
Il arrive souvent qu’on opte pour l’« approche historique directe » dans l’étude des ancêtres des peuples autochtones modernes, c’est-à-dire qu’on utilise les récits oraux et l’histoire orale pour projeter dans le passé des croyances spirituelles récentes. Bien qu’elle puisse être problématique, notamment parce qu’elle suppose que les croyances spirituelles autochtones n’ont pas changé au fil des ans, cette méthode s’avère utile lorsqu’elle est appliquée avec un esprit critique. Que peut-on faire lorsque le peuple ancien étudié a disparu sans laisser de descendants ou d’héritiers de sa culture?
Les Dorsétiens illustrent ce cas de figure. Il s’agit d’un peuple de chasseurs-cueilleurs qui a vécu dans l’Arctique canadien il y a entre 700 et 2 500 ans. À l’instar de leurs prédécesseurs paléoesquimaux, les Dorsétiens chassaient nombre d’espèces arctiques, dont le caribou et le bœuf musqué. Mais selon les recherches menées dans beaucoup de sites, ils se spécialisaient dans la chasse au phoque. Pour une raison qui demeure inexpliquée, ils ont abandonné les armes, techniques et pratiques de leurs ancêtres, comme l’arc et les flèches, la navigation et l’élevage de chiens. Ils portaient des vêtements à col haut pour couper le vent et s’établissaient à un rythme saisonnier dans des habitations communautaires, des tentes appelées « maisons longues ».
Ce peuple tire son nom du premier endroit où leurs artefacts ont été trouvés, Cape Dorset. Il est surtout connu pour ses impressionnantes sculptures en ivoire, en corne de cervidés, en bois et en pierre qui représentent des êtres humains, des animaux ou des créatures hybrides. Conservées dans le pergélisol de l’Arctique, ces œuvres dévoilent un pan unique de la spiritualité des Dorsétiens et de leur relation à l’environnement.
Outre l’être humain, c’est l’ours polaire qui est le plus souvent représenté dans l’art dorsétien, sous différentes formes et divers angles. Des centaines de sculptures d’ours polaires ont été récupérées dans des sites occupés par les Dorsétiens un peu partout dans l’Arctique canadien et au Groenland.
Elles me fascinent depuis que j’ai commencé mes études en archéologie à l’Université de Toronto au début des années 1990. Pourquoi les Dorsétiens sculptaient-ils si souvent des effigies d’ours polaires, et que révèle cette tendance de leur spiritualité et de leur conception de leur place dans le monde?
Quand j’ai commencé à travailler au Musée, en 2007, j’ai enfin eu la chance d’étudier la plus vaste collection existante d’œuvres d’art léguées par les Dorsétiens. J’ai alors exploré cette collection et remarqué que les formes et les poses des ours sculptés étaient répétitives, et qu’elles semblaient souvent imiter des comportements croqués par des photographes animaliers. Plusieurs années plus tard, dans sa thèse sur l’art dorsétien, l’archéologue groenlandaise Marianne Kleist (Hardenberg) a mis au jour d’autres données issues de collections conservées partout dans le monde. Grâce à ces nouvelles connaissances, j’ai posé l’hypothèse que ces sculptures étaient en réalité des représentations d’ours polaires en action, tout naturellement. Les comportements faisant l’objet de sculptures pouvaient sans doute expliquer en partie pourquoi les ours polaires étaient si importants pour les Dorsétiens, mais encore fallait-il réussir à en décoder le sens.
Petit problème pour un tel champ d’enquête : je n’avais jamais vu d’ours polaire à l’état sauvage et, si j’en avais une vague idée, je ne me sentais pas qualifié pour interpréter les comportements de cette espèce à partir de sculptures. J’ai donc fait appel à Ian Stirling, l’un des plus grands chercheurs spécialisés dans le domaine des ursidés de l’Arctique. Scientifique émérite du Service canadien de la faune, Ian était enthousiaste à l’idée de participer au projet, malgré son horaire chargé. Je lui ai envoyé plusieurs photographies de sculptures et il en a vite déduit que les Dorsétiens représentaient des ours polaires dans des poses naturelles – plus encore, la plupart des œuvres montraient les ours à l’affût, en train de traquer et de chasser leur proie préférée, le phoque.
Il s’agissait d’un point de vue original, car, jusqu’alors, on avait vu dans ces sculptures que des poses fantastiques d’« ours esprits » se déplaçant entre des mondes spirituels. Certains parlaient aussi d’ours qui volent. Quelle était l’incidence de cette observation nouvelle sur l’interprétation de la spiritualité des Dorsétiens?
Nous avons commencé à explorer cette hypothèse en nous demandant ce que faisaient réellement les Dorsétiens lorsqu’ils observaient des ours polaires. Bien qu’ils aient tiré leur subsistance d’un grand nombre d’espèces animales, beaucoup de leurs sites montrent qu’ils passaient bien du temps à chasser le phoque sur la banquise – l’habitat le plus souvent fréquenté par les ours polaires en quête de phoques. Les Dorsétiens observaient donc les ours polaires en train de chasser les phoques en même temps, et de la même façon, qu’eux-mêmes pourchassaient les phoques.
Selon moi, les effigies d’ours polaires peuvent avoir servi à rappeler et à enseigner aux Dorsétiens les bonnes techniques de chasse, qui misaient sur l’immobilité, la discrétion et la ruse. Les sculptures pourraient aussi avoir été au cœur d’une cérémonie visant à représenter la prouesse à la chasse dont faisaient preuve les ours polaires qu’elles incarnaient, pour accroître les chances de succès.
En fait, je pense que ces sculptures d’ours polaires sont porteuses d’un sens encore plus profond. Les ours et les Dorsétiens partageaient un mode de vie sur la banquise, là où ils chassaient le phoque. Peut-être l’ours polaire apportait-il à ce peuple un moyen de penser et de symboliser leur place dans le monde. Par leurs sculptures, les Dorsétiens affirmaient leur identité – « voilà qui nous sommes ».
Pour en savoir plus
Matthew Betts, Marianne Hardenberg et Ian Stirling , « How Animals Create Human History: Relational Ecology and the Dorset-Polar Bear Connection », American Antiquity, vol. 80, no 1, p. 89-112.