Comme beaucoup d’autres l’ont vécu pendant la pandémie de COVID-19, mon rôle de conservatrice au Musée a été affecté par une capacité restreinte à effectuer des travaux archéologiques sur le terrain. Les voyages non essentiels vers la terre Nunangat des Inuit, la terre natale des Inuit au Canada, ont été limités pendant un certain temps pour protéger les personnes vivant dans le Nord, pour qui l’accès à des soins de santé plus complets implique généralement un long voyage vers un centre du Sud comme Ottawa.
Avec l’assouplissement des restrictions de voyage au début de l’année, l’Institut culturel Avataq, la Société Makivik, le village nordique de Kangiqsujuaq et moi-même avons commencé à planifier notre campagne sur le terrain, la première depuis 2019. Nous avons concentré nos efforts sur le site de pétroglyphes de Qajartalik, situé à environ 40 km au sud-est de la communauté de Kangiqsujuaq (anciennement Wakeham Bay), au Nunavik, où environ 180 visages humains (ou d’apparence humaine) ont été gravés sur des affleurements de stéatite.
Travail sur le terrain et pandémie de COVID-19
Nous avons planifié cette année une courte campagne sur le terrain de 10 jours, car nous redoutions que la pandémie nous oblige à annuler les travaux sur le terrain à court préavis. Nous ne voulions pas non plus nous exposer au risque excessif de contracter la COVID-19. Compte tenu de ces incertitudes, nous avons choisi de nous baser à Kangiqsujuaq, puis de nous rendre à Qajartalik en hélicoptère pendant cinq jours, à la différence des années passées où nous établissions notre campement à proximité des sites.
Un futur site du patrimoine mondial de l’UNESCO
Le gouvernement du Canada a mis à jour sa liste indicative de sites du patrimoine mondial de l’UNESCO en 2017, ajoutant huit nouveaux emplacements, dont Qajartalik. Cette année, nous avons travaillé avec une équipe de balayage laser pour créer une carte numérique 3D détaillée du site. Elle couvre une zone principale de plus de 130 m de longueur (à l’exclusion de plusieurs emplacements périphériques), ce qui nous aidera à étudier et à effectuer un suivi de Qajartalik. Le modèle 3D permettra également d’observer plus facilement comment l’apparence des pétroglyphes change en fonction des variations de lumière circadiennes et saisonnières. Il s’agit d’un aspect important à considérer pour comprendre qui était censé voir ces visages, et quand. En outre, le modèle 3D sera un atout considérable pour documenter le nombre, l’emplacement et le style des visages, d’autant plus que plusieurs sont désormais difficiles à voir.
Les visages représentés à Qajartalik prennent différentes formes et ont été réalisés à l’aide de diverses techniques, mais ils présentent tous des similitudes fondamentales, notamment les yeux, le nez et la bouche. Chacun d’entre eux est défini par un contour gravé qui donne sa forme au visage, bien que certains soient aujourd’hui très peu visibles en raison de l’altération par le climat (érosion).
Bien que la conservation organique soit faible, ce qui rend difficile la recherche de matières adaptées à la datation au radiocarbone, nous savons que les visages de Qajartalik ont été créés par un peuple paléo-inuit aujourd’hui disparu, appelé les Dorsétiens par les archéologues et Tuniit dans l’histoire orale des Inuit. En nous basant sur des comparaisons avec des sites situés ailleurs dans l’Arctique, nous estimons que les pétroglyphes ont été réalisés il y a entre 1 500 et 750 ans, bien que nous continuions à travailler pour confirmer cette hypothèse.
Sculptures portables
À quelques exceptions près, les sculptures tuniit d’humains et d’animaux, comme les ours et les morses, sont assez petites et portables. Elles peuvent facilement être tenues dans la main ou transportées dans un contenant. Les sculptures ont été fabriquées à partir de matériaux tels que de l’ivoire, du bois de cervidé et du bois, et certaines présentent des marques de polissage ou d’usure, ce qui indique qu’elles ont été manipulées fréquemment. Les seules sculptures ne tenant pas dans la main sont deux masques en bois de taille normale actuellement exposés dans la salle de l’Histoire canadienne, avec les visages de Qajartalik.
Archéologie collaborative
Mon rôle dans ce travail collaboratif et communautaire est d’aider à comprendre pourquoi, quand et comment les Tuniit ont gravé des visages dans la stéatite de Qajartalik et sur deux sites voisins beaucoup plus petits. Nous cherchons également à mieux comprendre comment les pétroglyphes s’intègrent dans le paysage culturel local des Tuniit et dans un environnement plus étendu. Nous avons pu visiter brièvement certains sites non-pétroglyphes près de Qajartalik et y effectuer des fouilles exploratoires pour poursuivre cette phase du projet.
Travail en cours
Nous espérons reprendre une campagne sur le terrain plus typique en 2023, en campant près des sites que nous avons ciblés pour les recherches. Notre objectif à long terme est de soutenir la candidature de Qajartalik au statut de site du patrimoine mondial de l’UNESCO et de continuer à explorer ce qui constituait sans aucun doute un processus social complexe, et probablement rituel, impliquant les pétroglyphes et, plus généralement, l’art des Tuniit. Bien que de nombreux aspects de la vie des Tuniit restent invisibles d’un point de vue archéologique, Qajartalik était incontestablement un lieu important dans cette région complexe.
Nous savons déjà que les Tuniit de toute part de la région se réunissaient périodiquement à des fins sociales et économiques près de Qajartalik. L’une de nos tâches consiste à reconnaitre et à analyser cette complexité afin de mieux comprendre comment les groupes Tuniit envisageaient le monde et les relations entre eux, dans le temps et dans les environnements physiques et culturels. Une fois cela accompli, nous pourrons commencer à comprendre pourquoi Qajartalik a été créé.
Lecture supplémentaire
- Habiter au nord du Nord, une histoire sur les Tuniit, tirée de la salle de l’Histoire canadienne
Karen Ryan est conservatrice du Nord canadien au Musée canadien de l’histoire. Elle est notamment chargée d’étudier les collections archéologiques nordiques préservées au Musée, qui sont les plus importantes de l’institution. Elle travaille sur le terrain pour fouiller et étudier des sites archéologiques dans le cadre d’un vaste effort visant à mieux comprendre l’histoire humaine dans le Nord canadien.