Au moins une ou deux fois par année, des ustensiles d’étain au charme discret se pointent dans les catalogues de ventes aux enchères ou dans les étalages d’antiquaires, suscitant l’engouement des enthousiastes de « Canadiana ». Cuillères à table, cuillères à thé et rares louches, ces objets arborent la combinaison d’un poinçon à l’effigie d’un castor chargé des initiales « T M » et d’une cartouche « Montreal » ou, plus rarement, un unique poinçon où un ange aux ailes déployées est flanqué d’un « I M ». On les retrouve dans les collections privées et publiques. Les réserves du Musée canadien de l’histoire en comptent une bonne demi-douzaine.
Il faut savoir que la cuillère a été l’ustensile par excellence, pour certaines personnes le seul, jusqu’au XIXe siècle. L’étain, quant à lui, a été une des matières de base de la vaisselle et des ustensiles – « l’argent du pauvre », suivant l’expression, en réalité utilisé par toutes les classes sociales. Au Canada, sous le Régime français puis le Régime britannique, il était importé, mais aussi façonné sur place à petite échelle. La céramique, qui avait depuis longtemps côtoyé l’étain comme vaisselle, a toutefois fini par la surpasser, en compagnie des ustensiles d’acier ou de métal plaqué anglais désormais achetables à bon marché.
Les premiers efforts de décryptage
Pour comprendre l’intérêt des cuillères poinçonnées, il faut savoir que, en règle générale, les objets fabriqués au Canada avant le XXe siècle sont anonymes. De rarissimes meubles portent la signature du fabricant ou des propriétaires d’origine. L’orfèvrerie fait figure d’exception, car elle était marquée, suivant la pratique européenne, par fierté artisanale et surtout par souci de contrôle de la qualité, c’est-à-dire pour suivre la règlementation et assurer de la présence du métal précieux. La coutume européenne prévoyant que l’étain soit marqué de la même manière, pour en assurer la qualité, n’a jamais été appliquée au Canada sous les régimes français ou britannique. Les cuillères TM et IM font donc figure d’exception.
L’intérêt pour ces cuillères et leur mystère remonte aux années 1920. Elles ont été repérées par des individus venant des États-Unis d’abord, qui collectionnaient des reliques de l’époque coloniale et qui ont étendu leur quête au Canada, puis par des gens d’ici. Ramsay Traquair, historien de l’art affilié à l’Université McGill, a été le premier à en témoigner par écrit dans sa monographie The Old Silver of Quebec (1940). Il y notait qu’on avait parfois suggéré l’attribution à un certain Thomas Martineau, mais qu’il n’y croyait guère. Dans In A Canadian Attic (1955), l’un des tout premiers livres à initier le grand public au mérite des antiquités canadiennes, Gerald Stevens signalait que, depuis, on s’était mis à attribuer la marque TM à Thomas Menut et IM à Jean-Baptiste Menut. Donald Blake Webster, conservateur au Royal Ontario Museum, est venu cristalliser cette attribution dans son Book of Canadian Antiques (1974), affirmant que Thomas avait œuvré de 1810 à 1820, peut-être jusqu’aux années 1850, et que son fils Jean-Baptiste lui avait succédé, actif à Montréal entre 1857 et 1868. Ces noms et ces dates se trouvent répétées aujourd’hui dans les catalogues de musées et de vente aux enchères.
Musée canadien de l’histoire, 978.170.130.1-2.
Mystère résolu? Au contraire! La connaissance, même celle des spécialistes, doit être remise en question de temps en temps. En ce sens, les programmes de numérisation et les moteurs de recherche de notre époque permettent de nouvelles percées. Le Québec, lieu apparent d’origine des cuillères qui nous intéressent, est un territoire particulièrement choyé, car, depuis le début de la colonisation française, les archives paroissiales ont fait office d’archives d’état civil, où l’enregistrement des baptêmes, des mariages et des sépultures a eu lieu de manière plus systématique qu’ailleurs. Il en va de même des archives, dites greffes, de notaires, où toutes sortes de contrats issus du droit civil étaient enregistrés. Ces archives n’ont pas subi les ravages des révolutions et des grandes guerres. Par ailleurs, comme pour l’ensemble du Canada, la population du Québec a régulièrement été recensée depuis la seconde moitié du XIXe siècle et les annuaires urbains, précurseurs des annuaires téléphoniques que bon nombre parmi nous ont connus, s’y sont multipliés. Il est désormais possible de retrouver des aiguilles – ou des cuillères – dans des bottes de foin.
The man behind the object, Thomas-Jean-Baptiste Menut
Le dépouillement de ces sources permet un premier constat : il n’y a pas eu deux fondeurs d’étain, soit Thomas Menut et son fils Jean-Baptiste Menut, mais bien un seul, du nom de Thomas-Jean-Baptiste. On le retrouve sous ce nom complet dans les actes d’état civil, mais sous le nom écourté de « Jean-Baptiste » dans les recensements, ce qui a certainement contribué à la confusion des premières études. On s’aperçoit par ailleurs que cet homme ne se retrouve au pays qu’à partir de 1856 et qu’il était originaire de France. Heureusement, les sources canadiennes ne sont pas les seules à avoir bénéficié de la numérisation et de la diffusion Web.
On parvient ainsi à découvrir que Thomas-Jean-Baptiste Menut est né à Beaulieu-sur-Argonne, dans le nord-est de la France, en 1818. Il a adopté le métier de son père, qui, comme plusieurs hommes de l’endroit, avait été fondeur d’étain ambulant, mais est allé plus loin, jusqu’en Belgique et jusqu’aux Pays-Bas. C’est à Bruxelles, en 1845, qu’il a épousé Henriette François, native de son coin de pays, elle aussi fille d’un travailleur de l’étain. À Rotterdam, neuf ans plus tard, le couple et trois de leurs enfants ont embarqué pour l’Amérique.
Débarquant à New York, Menut a déclaré vouloir s’établir aux États-Unis, mais cela ne l’a pas empêché de s’établir à Montréal dès 1856. Les archives font entrevoir une vie difficile. Des six enfants du couple dont on peut retrouver la trace dans les archives, seul l’ainé, Ernest-Siméon, a atteint l’âge adulte. Menut disparait des recensements et annuaires montréalais à la fin des années 1880, mais on note son décès le 24 mai 1904.
La fierté d’un menu métier
Le moulage de l’étain était un métier humble, mais Menut a apporté à sa pratique une fierté et un savoir-faire peu égalé au Canada à son époque. Le profil de ses cuillères n’est pas exceptionnel, mais elles sont plus soignées et sont faites de métal plus fin que la moyenne de celles qui étaient moulées et qui circulaient dans les campagnes. Surtout, Menut prenait le soin de poinçonner sa production, pratique qui, comme nous l’avons signalé, était à peu près inédite dans cette partie-ci du monde.
Compte tenu de la ressemblance qui existe entre les cuillères « I M » et « T M », et du fait que le dépouillement des sources ne révèle pas d’autre individu ayant appliqué l’une ou l’autre de ces initiales sur ses objets moulés, une hypothèse se dessine : Menut, ayant emporté dans son bagage un poinçon à l’ange, motif typique du travail de l’étain du nord-est de la France, de la Belgique et des Pays-Bas, ainsi que des pays germaniques, a décidé de s’en faire ciseler une paire à l’image de son pays d’accueil, c’est-à-dire à l’effigie du castor et au nom de Montréal. On s’explique mal pourquoi il aurait du coup voulu passer de l’initiale « I » à « T », mais c’est désormais l’interprétation la plus vraisemblable.
Ainsi, la recherche permet d’expliquer un objet et de l’humaniser. On aperçoit une vie discrète et difficile, mais dont la production s’est avérée chérie et durable, celle d’un immigrant ayant embrassé, par émotion identitaire ou tactique commerciale, le symbole de son pays d’adoption.
Que ces cuillères aient survécu en quantités remarquables tient de deux facteurs. D’abord, c’est que Thomas-Jean-Baptiste Menut est arrivé en scène vers la fin de l’ère de l’étain. Bon nombre de ses cuillères n’ont sans doute jamais eu le temps de s’user et l’occasion d’être fondues pour en recycler le métal. Ensuite, c’est sans doute aussi parce que son ange et surtout son castor ont conféré à ces objets un certain charme qui en a encouragé la conservation.
Jean-François Lozier
Jean-François Lozier est conservateur, Amérique française, au Musée depuis 2011. Ses recherches portent sur les relations franco-autochtones des années 1600 à 1800, sur la culture matérielle du Canada ancien sous toutes ses formes, ainsi que sur la mémoire et la commémoration de cette époque éloignée.
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