En 1634, l’explorateur français Jean Nicollet apportait lors d’un voyage vers les Grands Lacs « une robe de damas de Chine, toute parsemée de fleurs et d’oiseaux multicolores », apparemment pour s’assurer d’avoir quelque chose de convenable à porter en cas de rencontre avec des sujets de l’empereur chinois Chongzhen. Cette anecdote, que certaines personnes ont pu entendre dans une « Minute du patrimoine » classique, peut être perçue comme une preuve de bêtise coloniale. Qu’ils étaient sots, ces explorateurs!
Pourtant, en tant que conservateur responsable de l’histoire de la Nouvelle-France au Musée canadien de l’histoire, je préfère souligner comment les attentes et le vêtement étonnant de cet explorateur laissent entrevoir quelque chose de plus sérieux et d’absolument fascinant : les liens qui unissent le Canada et l’Asie remontent à des siècles avant le récit que l’on fait habituellement de cette histoire.
Car l’histoire qui nous est familière est celle de l’immigration et de l’intégration. Elle commence au milieu du XIXe siècle avec les ruées vers l’or et les chemins de fer, les blanchisseries et les restaurants, pour se poursuivre tout au long d’un XXe siècle marqué par l’exclusion et les internements, les luttes pour la reconnaissance et, enfin, le multiculturalisme moderne. Ce récit-là est puissant et digne d’intérêt. Toutefois, il mérite qu’on y greffe une préface pour expliquer comment, du XVIe siècle à la fin du XVIIIe siècle, le commerce a permis à des peuples éloignés d’entrer indirectement en contact les uns avec les autres.
Prêt de Parcs Canada.
À la recherche de l’Asie
Le Canada a en quelque sorte été une pierre d’achoppement sur le chemin qui mène de l’Europe à l’Asie. Non pas, bien sûr, pour les peuples autochtones qui habitaient cette terre depuis de nombreux millénaires avant l’arrivée de gens venus d’Europe, mais certainement pour les explorateurs et leurs commanditaires, dont l’ambition première était de trouver un raccourci vers les richesses de l’Extrême-Orient. En effet, l’Europe était avide des produits de consommation de luxe qui, depuis l’Antiquité, empruntaient la légendaire Route de la soie et que, depuis le XVe siècle, le Portugal transportait par navire via l’océan Indien et les côtes africaines. Christophe Colomb n’était pas le seul à chercher une autre route vers l’ouest. Jean Cabot, Jacques Cartier, Martin Frobisher et Samuel de Champlain l’ont également cherchée sous des latitudes plus septentrionales.
Carte des nouvelles découvertes au nord de la Mer de Sud, tant à l’est de la Sibérie et du Kamtchatcka, qu’à l’ouest de la Nouvelle France… (1750).
Le contexte dans lequel Champlain a envoyé Nicollet en expédition en est un où l’expansion du réseau de traite des fourrures auprès des peuples autochtones et la recherche d’une route insaisissable vers l’Asie allaient de pair. L’époque était également marquée par la présence sur le terrain de personne opérant à l’échelle du globe. Nicollet a vraisemblablement obtenu sa robe de soie chinoise de missionnaires jésuites arrivés au Canada à la même époque et dont l’ordre était présent depuis plusieurs décennies en Chine, au Japon et en Asie du Sud. L’expérience des missionnaires dans ces régions allait d’ailleurs exercer une influence modeste, mais perceptible, sur leurs efforts au Canada. Les Jésuites donnèrent par exemple le nom de « dogiques » à leurs aides laïcs wendats et haundenosaunees, un terme dérivé non pas des racines latines attendues, mais plutôt d’un mot japonais, dôjuku.
Bien que les informations obtenues des Autochtones aient indiqué de plus en plus clairement qu’il n’existait aucun raccourci facile vers l’océan Pacifique, les explorateurs et les cartographes européens ont continué à s’accrocher en vain à l’espoir d’une illusoire mer du Nord ou de l’Ouest débouchant sur cet océan. Au XIXe siècle encore, la recherche d’un insaisissable « passage du Nord-Ouest » à travers les glaces de l’Arctique canadien occupera de nombreux géographes optimistes et marins en quête d’aventures.
Le marché du Canada à ses débuts
En l’absence d’un raccourci vers l’Asie par la voie de l’ouest, l’Europe a intensifié son commerce maritime en direction de l’est et a amorcé une phase sans précédent dans l’histoire du commerce mondial. La Hollande, l’Angleterre et, plus tard, la France, ont chacune fondé leur propre Compagnie des Indes orientales et importé de grandes quantités d’épices (poivre, cannelle, clou de girofle, muscade et macis), de thé et de café, ainsi qu’une variété de textiles de soie et de coton.
Illustration tirée du Mémoire […] concernant la précieuse plante du gin-seng de Tartarie, découverte en Canada par le P. Joseph Francois Lafitau (1718).
Si la plupart de ces importations étaient destinées au marché européen, certaines étaient redistribuées au sein des empires coloniaux européens. Certes, la Nouvelle-France restait une colonie relativement pauvre par rapport à celles de l’Espagne, du Portugal et de l’Angleterre, voire des colonies françaises des Antilles. Les membres de la haute société étaient en petit nombre en Nouvelle-France et leur train de vie était plutôt modeste, comparativement à leurs pairs de la métropole. Cette réalité perdurera au Canada, même après la conquête britannique. La tendance mondiale à la consommation n’épargnera toutefois pas ce territoire, comme l’illustrent tant les documents historiques que les découvertes archéologiques.
Parmi les exportations asiatiques, la porcelaine se distingue à la fois par sa quantité et par le fait qu’elle est bien documentée, notamment grâce aux fouilles et aux inventaires qui répertorient les biens mobiliers des ménages à des fins juridiques. Un petit fragment de porcelaine chinoise retrouvé sur le site de « l’Habitation », le poste de traite de Québec, date des toutes premières décennies de la colonisation française. Champlain lui-même a peut-être bu dans la tasse à laquelle appartenait ce tesson, en rêvassant à la route de la Chine.
L’or bleu et blanc
On sous–estime souvent à quel point la porcelaine, aujourd’hui communément utilisée pour les planchers de cuisine et les toilettes, a pu être révolutionnaire. Elle tire ses qualités exceptionnelles de sa composition argileuse, qui lui permet de supporter une température de cuisson très élevée. Il en résulte une surface translucide et étanche semblable au verre, d’une beauté inégalée à une époque où le plastique n’existait pas. La palette classique de la porcelaine est le bleu sur blanc pour la simple raison que le cobalt, minerai produisant la couleur bleue, était le pigment pouvant le mieux résister aux températures de cuisson très élevées.
C’est à la Chine que l’on doit l’invention de la porcelaine, et elle y est longtemps restée un secret commercial jalousement gardé. Le centre de production se trouvait à Jingdezhen et l’exportation se faisait par le port de Guangzhou, connu en Europe sous le nom de Canton (ce savoir s’est transmis au Japon, mais la production de porcelaine destinée à l’exportation y est demeurée relativement faible).
Prêt du ministère de la Culture et des Communications du Québec.
Prêt de Parcs Canada.
Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que l’Europe a réussi à produire sa propre porcelaine, mais il lui faudra attendre encore un siècle avant d’égaler la qualité et le volume de la production asiatique. Entretemps, l’Europe a produit en abondance des objets en terre émaillée à l’étain, dite faïence, qui imitaient les motifs bleus sur fond blanc des exportations asiatiques. On parlait en plaisantant de la « maladie de la porcelaine » pour décrire l’enthousiasme délirant avec lequel certaines personnes convoitaient la vraie matière pour leurs collections.
La porcelaine, importée en grande quantité en Nouvelle-France, a aussi le mérite de ne pas se détériorer dans le sol ou dans l’eau. À Louisbourg, au Cap-Breton, ville portuaire fortifiée fondée un siècle après l’Habitation de Québec et occupée pendant seulement quatre décennies, les archéologues ont mis au jour plus de 70 000 fragments de porcelaine chinoise. De même, des tessons ont été retrouvés sur les sites de forts français dans la région des Grands Lacs et de la vallée du Mississippi, d’anciens ports de pêche anglais à Terre-Neuve et de postes de traite à la baie d’Hudson.
Nous avons toujours été dans un contexte de mondialisation
La robe de soie chinoise de Nicollet a depuis longtemps disparu et il n’en reste qu’une phrase inscrite dans un livre de l’époque. Le public attentif de notre Musée peut toutefois admirer dans la salle de l’Histoire canadienne quelques exemples de porcelaine d’exportation chinoise du XVIIIe siècle retrouvés à Louisbourg, à la baie d’Hudson et au fond de l’estuaire de la rivière Restigouche. On peut aussi y voir des faïences européennes et se faire une idée de la façon dont l’esthétique asiatique a pu servir d’inspiration. Le Canada ancien était certes fort éloigné de l’Europe, en périphérie sur le plan impérial, mais il n’en était pas moins parfaitement connecté aux marchés et aux gouts du monde entier.
Jean-François Lozier
Jean-François Lozier est conservateur, Amérique française, au Musée depuis 2011. Ses recherches portent sur les relations franco-autochtones des années 1600 à 1800, sur la culture matérielle du Canada ancien sous toutes ses formes, ainsi que sur la mémoire et la commémoration de cette époque éloignée.
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