Artéfactualité, saison 1, episode 3.
Kim Thúy [00:00:04] Imaginez un musée du futur… Entièrement constitué des histoires que nous nous racontons. Pas les histoires que nous trouvons dans les manuels scolaires, mais celles racontées par les gens qui les ont vécues… Quelles histoires vous toucheraient le plus? Lesquelles selon vous résisteraient au temps? Et lesquelles ont une incidence sur la façon de vivre notre vie, aujourd’hui et à l’avenir?
[00:00:31] Bienvenue à Artéfactualité, une série de balados présentant de remarquables histoires recueillies par le Musée canadien de l’histoire. Je m’appelle Kim Thúy et je serai votre animatrice.
[00:00:46] Cet épisode d’Artéfactualité s’intitule… Nous avons toujours été là.
Kent Ayoungman [00:00:53] Je le dis toujours, peu importe où vous allez, dans des zones non cultivées ou naturelles, vous allez trouver des preuves du passage de notre peuple. C’est là que réside l’importance d’apprendre nos histoires, nos histoires d’origine. De travailler avec des archéologues a permis de donner une idée de l’ancienneté de nos histoires, de nos chants et de nos cérémonies.
Kim Thúy [00:01:20] Au sud-ouest de l’Alberta se trouve un endroit particulier appelé Wally’s Beach.
Gabriel Yanicki [00:01:26] Regardez, voilà quelque chose de très intéressant.
Kent Ayoungman [00:01:30] Ici aussi.
Kim Thúy [00:01:31] C’est un endroit à couper le souffle… niché là où les prairies et les montagnes Rocheuses se rencontrent… au cœur des nations de la Confédération des Pieds-Noirs, c’est-à-dire les Siksika, les Kainai et les Piikani…
Kent Ayoungman [00:01:48] C’est une belle journée venteuse.
Gabriel Yanicki [00:01:49] Une belle journée venteuse.
Kent Ayoungman [00:01:53] Il fait 26 ou 27 degrés.
Gabriel Yanicki [00:01:57] C’est une magnifique journée pour le mois de septembre.
Kim Thúy [00:02:00] La plage est une ancienne terre agricole, située juste de l’autre côté du réservoir St. Mary, sur la réserve de la Nation Kainai. Il y a soixante-dix ans, un barrage a été construit sur la rivière St. Mary, inondant les terres agricoles et les terres de la réserve. Aujourd’hui, les périodes où le niveau de l’eau est bas laissent certaines parties du lit du réservoir exposées au vent et aux vagues. L’érosion a révélé les empreintes de mammouths laineux qui traversaient les marécages à la fin de la dernière période glaciaire. D’autres espèces, comme les formes éteintes du bœuf musqué, du chameau, du cheval et du bison, ont également été identifiées à partir de leurs ossements.
Gabriel Yanicki [00:02:53] Par endroits, on a trouvé des ossements de lièvre vieux de 5 000 ou 6 000 ans, encastrés dans la croute de calcaire. C’est donc un bon emplacement où chercher, parce qu’on devrait y trouver des éléments anciens.
Kent Ayoungman [00:03:07] Et les parcelles carrées qui sont creusées, c’est ça qui est examiné en quelque sorte?
Gabriel Yanicki [00:03:12] Oui, exactement.
Kim Thúy [00:03:14] Cette région était autrefois le « corridor sans glace ». Il est apparu lorsque les couches de glace continentales des montagnes Rocheuses et des prairies ont commencé à fondre. Les outils en pierre éparpillés à Wally’s Beach racontent une histoire remarquable : une continuité entre la période du contact entre des Pieds-Noirs et des personnes venues d’Europe, il y a quelques siècles à peine, et des ossements de chevaux et de chameaux dépecés datant d’il y a plus de 13 300 ans. Le rôle du « corridor sans glace » dans l’histoire humaine des Amériques a longtemps été débattu par les scientifiques de l’Occident. Mais pour les populations Pieds-Noirs du sud de l’Alberta et du Montana, il n’y a aucun doute : leurs histoires, leurs chants et leurs cérémonies montrent qu’elles ont toujours été là. Il était autrefois rare que les archéologues accordent une égale considération aux interprétations des Premières Nations dans leur reconstruction du passé…
Gabriel Yanicki [00:04:27] C’est le 11 septembre 2022 aujourd’hui, et je suis à Wally’s Beach.
Kim Thúy [00:04:33] Mais tout ça est en train de changer.
Gabriel Yanicki [00:04:36] Le niveau du réservoir est environ quatre mètres plus haut qu’il ne devrait l’être pour accéder aux parties exposées de la plage, au réservoir de St. Mary…
Kim Thúy [00:04:43] Gabriel Yanicki est le conservateur de l’archéologie occidentale au Musée canadien de l’histoire.
Gabriel Yanicki [00:04:52] Mais aujourd’hui, le niveau de l’eau recouvre pratiquement tout le site, à l’exception d’une ile qui est restée hors du niveau du réservoir depuis la construction du barrage, dans les années 1950.
Kim Thúy [00:05:03] Gabriel Yanicki s’est entretenu avec des Ainés pieds-noirs, conscient que leurs philosophies et leurs histoires sont essentielles pour comprendre l’histoire du territoire et de sa population. Après tout, les populations Pieds-noirs habitent les plaines du Nord, une région qui inclue certaines parties de l’Alberta, de la Saskatchewan et du Montana, et ce, depuis des temps immémoriaux.
Gabriel Yanicki [00:05:31] On peut voir qu’il y a du quartzite, une roche assez dense qui n’explose pas quand elle est chauffée.
Jerry Potts [00:05:37] C’est le même genre de pierres qu’on utilise pour nos huttes à sudation.
Gabriel Yanicki [00:05:41] Tout à fait, oui.
Kim Thúy [00:05:42] Voici l’Ainé Piikani Jerry Potts qui, avec sa femme Velma Crowshoe et l’expert en connaissances traditionnelles Siksika, Kent Ayoungman, a récemment rencontré Yanicki à Wally’s Beach. Dans leurs échanges, il a été question de l’importance de cette région d’un point de vue de l’archéologie et dans la perspective traditionnelle des Pieds-Noirs.
Jerry Potts [00:06:09] C’est probablement l’un des nombreux sites…
Gabriel Yanicki [00:06:11] Exactement.
Jerry Potts [00:06:12] …qui n’ont même pas été découverts. Tout ça représente des lignes temporelles. Et cela nous ramène toujours aux premières populations de la région, comme si nous étions des personnes invitées à une fête où l’histoire est racontée.
Kim Thúy [00:06:30] Avant, pendant et après une fouille, les archéologues comme Yanicki recherchent des possibilités de collaboration avec les peuples des Premières Nations. Cela fait partie d’un effort continu pour décoloniser le processus même de l’archéologie. L’Ainé Jerry Potts explique comment cela a permis de réaffirmer les liens ancestraux des Pieds-Noirs avec la terre, comme cela est raconté dans les histoires orales…
Jerry Potts [00:07:02] Je pense que nous en sommes à un point où l’archéologie est devenue très efficace, même en Colombie-Britannique, parce que ce sont des terres non cédées. Au Montana, l’archéologie a été utilisée de façon brillante pour identifier les sites. Parce que les terres sont revendiquées par différentes communautés. Les fouilles archéologiques ont prouvé qu’il s’agissait de sites des Pieds-Noirs. Je ne sais pas jusqu’où ça peut aller quand on pense à tout ce qu’il y a ici et qui n’a pas encore été découvert.
Kim Thúy [00:07:40] Kent Ayoungman parle de rapprocher les deux traditions de savoir.
Kent Ayoungman [00:07:47] Et c’est pour ça qu’il est important d’apprendre nos histoires, les histoires de nos origines. De travailler avec des archéologues nous a permis d’évaluer l’âge de nos histoires, de nos chants et de nos cérémonies.
Kim Thúy [00:08:04] Il explique que les récits de leur création n’étaient pas seulement transmis oralement, mais qu’ils étaient représentés en détail sur les tipis et dans l’art des Pieds-Noirs.
Kent Ayoungman [00:08 :16] Cette relation, cette parenté que notre peuple a avec les animaux, les oiseaux, avec toute la création, vous savez? Regardez nos habitations par exemple. Les différents dessins qu’on retrouve sur nos habitations, les motifs de nos tipis viennent directement des saisons, des étoiles, des animaux, des gens, de la terre, de l’eau, tout est sur nos habitations. C’est juste devant nous. On voit notre connexion à ce vaste territoire.
Kim Thúy [00:08:46] Ce lien est resté intact, malgré les perturbations fatales causées par les pensionnats, lorsque des générations entières ont été retirées de cette transmission cruciale de l’histoire.
Kent Ayoungman [00:09:01] Ma mère, quand elle était petite, avant d’être emmenée au pensionnat, était avec sa grand-mère, qui s’appelait Mary Water Chief. Elle avait l’habitude de déménager, en hiver, à North Camp. Je viens de la partie ouest de la réserve, c’est là-bas que mon grand-père s’occupait du ranch. En hiver, les gens se rassemblaient à un endroit appelé North Camp, et ils vivaient avec grand-mère. Elle avait une maison là-bas, et ma mère disait, « On se battait toujours pour aller dormir avec grand-mère parce qu’elle nous racontait des [s’exprimant en Pied-Noir]. » [s’exprimant en Pied-Noir]. Elle nous racontait les histoires des temps anciens, c’est l’interprétation que j’en fais, nos histoires, nos histoires anciennes. Elle disait « je me souviens qu’elle nous racontait deux histoires. [s’exprimant en Pied-Noir] et [s’exprimant en Pied-Noir] ».
Kent Ayoungman [00:10:00] [S’exprimant en Pied-Noir] c’est l’histoire de Scarface. [S’exprimant en Pied-Noir] raconte quand ce grand animal a aidé des enfants à traverser une grande étendue d’eau. D’après les descriptions de grand-mère, c’était un mammouth laineux. C’était comme une sorte de gros éléphant, avec une trompe et des défenses. Les enfants ont été séparés du reste de la communauté, qui était de l’autre côté de la grande étendue d’eau. Les enfants étaient sur le dos de cet animal, retirant les insectes de sa fourrure. Et l’animal leur a dit « Eh bien, parce que vous m’avez soulagé de ces insectes qui me dérangeaient depuis si longtemps, je vais faire ce que vous voulez. » « On veut aller retrouver nos familles de l’autre côté. » Alors l’animal a aidé les enfants à traverser l’étendue d’eau vers leur communauté. C’est une grande et longue histoire. Mais ma mère a grandi, elle a été emmenée dans les pensionnats et tout ça a été effacé, vous comprenez? Mais parler de ces lieux et de la relation avec les mammouths laineux, ça solidifie nos histoires. Nos cérémonies, nos chants, notre langue, tout ça. C’est pour ça que j’apprécie la relation que j’ai construite avec les archéologues et les anthropologues. C’est une belle relation avec les personnes qui font les cérémonies chez les Pieds-Noirs. C’est bon d’entendre ces histoires de la part de beaucoup de gens différents. Certains les racontent d’une façon, et puis une autre personne va les raconter différemment. Il se peut qu’il manque des éléments de part et d’autre. Mais quand vous les rassemblez, c’est la même histoire.
Kim Thúy [00:11:43] C’est la même histoire, répétée maintes et maintes fois par les populations pied-noires et leurs ancêtres… et cela est de plus en plus évident pour les archéologues. Pour ce qui est de savoir quand cette histoire a commencé… c’est une question qui préoccupe une part importante de la communauté scientifique occidentale.
Mais dans les récits Pieds-Noirs et dans la vision du monde qu’ils présentent, le concept même du temps est pris en compte différemment.
Dr. Leroy Little Bear [00:12:15] C’est très intéressant, de parler de notion du temps. Parce que le temps est un référent très important dans la pensée occidentale.
Kim Thúy [00:12:32] Voici monsieur Leroy Little Bear, vice-recteur de l’Université de Lethbridge, en Alberta. Il est également un juriste et un philosophe Kainai renommé ainsi qu’un expert en compréhension du concept de temps dans la culture des Pieds-Noirs…
Dr. Leroy Little Bear [00:12:50] Ça ne veut pas dire que le temps n’est pas important chez les Pieds-Noirs. C’est une approche très différente. La notion occidentale du temps est vraiment créée par l’humanité, alors qu’en réalité ce n’est pas le cas. Néanmoins, la notion du temps dans la pensée occidentale est une notion assez linéaire, où l’on va de A à B, à C et à D sur une ligne. Pour les Pieds-Noirs, c’est la notion de répétition qui prime. Des choses arrivent et se répètent et ainsi de suite. On commence à avoir des notions de cercle. Parce que les répétitions peuvent facilement venir en complément de la notion de rotation. Et chez les Pieds-Noirs, nous disons [s’exprimant en Pied-Noir], ce qui veut dire « maintenant ». Le présent. Eh puis, on peut voir plus loin et dire [s’exprimant en Pied-Noir], ce qui veut dire demain. Et de là, vous pouvez dire [s’exprimant en Pied-Noir], ce qui veut dire après-demain. Et dans le même esprit, vous pouvez dire [s’exprimant en Pied-Noir], pour hier, et [s’exprimant en Pied-Noir], pour avant-hier. Mais on ne va pas plus loin que ça.
[00:14:22] De façon générale, on va parler de [s’exprimant en Pied-Noir], qui signifie « ce qui va arriver ». En d’autres termes, le futur, c’est [s’exprimant en Pied-Noir]. Et on va parler du passé. Mais en des termes très généraux. [S’exprimant en Pied-Noir], ce qui veut dire « ce qui est passé ». [S’exprimant en Pied-Noir]. Et ces mots impliquent qu’il y a un élément fixe et que c’est vous qui vous déplacez sur cette ligne du temps. Vous comprenez? Au lieu que vous soyez l’élément fixe et que le temps passe par vous comme dans la notion occidentale, ici le temps est fixe et vous vous déplacez en avant ou en arrière sur la ligne du temps. Donc [s’exprimant en Pied-Noir] veut dire « vers l’arrière » et [s’exprimant en Pied-Noir] veut dire « vers l’avant ».
[00:15:24] Et quand je dis qu’on ne va pas plus loin que deux jours, deux jours en avant ou en arrière, ce que ça signifie réellement, c’est que toutes les notions de passé, de présent et de futur de la pensée occidentale se combinent une fois passée cette période de deux jours. Ces notions se mélangent et on dira alors : « Cela est ».
[00:15:53] Passé la notion des deux jours, le passé, le présent et le futur, tout est amalgamé sous la notion de « Cela est ». Une des conséquences de ça est que je me souviens de ce que mes ancêtres m’ont dit. En d’autres termes, leurs histoires ne remontent jamais à plus de deux jours.
[00:16:19] Elles datent toujours d’il y a deux jours dans mon esprit. C’est donc difficile à concevoir, surtout pour un juge dans des affaires judiciaires essayant de déterminer, par exemple, « Quand cela est-il arrivé? Il y a 500 ans? 1 000 ans? » Et habituellement, ils demandent « comment pouvez-vous vous souvenir de ce qui s’est passé il y a 1 000 ou 20 000 ans? » Eh bien, c’est parce que mes ancêtres étaient là il y a deux jours. Leur récit date d’il y a juste deux jours.
Gabriel Yanicki [00:16:58] La question que je me pose est la suivante : y a-t-il un délai de prescription pour la répétition, la mesure du temps et la mémoire des évènements?
Kim Thúy [00:17:07] De nouveau, Gabriel Yanicki.
Gabriel Yanicki [00:17:10] En tant qu’archéologue, quand on parle de sites comme celui de Wally’s Beach, les histoires des Pieds-Noirs sont-elles susceptibles d’englober cette période et de remonter plus loin?
Dr. Leroy Little Bear [00:17:20] Eh bien, je dirais qu’en gros ce sont des points de références que nous utilisons dans la pensée humaine. Alors, comment remonter plus loin? Eh bien on remonte plus loin et on dit « il y a avait une époque où il n’existait seulement que tous les animaux et puis des choses ont changées sur le plan cosmique et nous avons fait notre apparition, comme de très jeunes enfants. Les enfants qui viennent d’arriver dans le quartier avec les autres. Et il a fallu qu’on commence à voir quelles relations nous pourrions entretenir avec les autres. C’est pour ça que nous avons un si grand respect pour la vie. Et donc, nous commençons à exister dans le décor. Pour ce qui est de Wally’s Beach, eh bien oui, on va dire « il y a longtemps », ce qui fait partie de la notion du « Cela est ». Et toutes les histoires qui en découlent font partie d’une narration répétitive, qui se produit, et se reproduit. Le bison, par exemple, était une créature de l’eau. On l’appelait le bison de l’eau. [S’exprimant en Pied-Noir] veut dire bison de l’eau. Et ce qui est arrivé, c’est qu’il était habitué de sortir de l’eau pour attaquer tout ce qu’il voyait, même les êtres humains. Et finalement, dans ces histoires, les êtres humains et les bisons d’eau ont décidé de se parler pour trouver un accord.
[00:19:02] « Nous ne voulons pas que vous chassiez notre peuple. » Les bisons de l’eau ont accepté. « OK, mais si on doit respecter l’accord, alors vous nous donnez la moitié de votre peuple et nous vous donnons la moitié de notre peuple. » Tout le monde a accepté cette entente. C’est ce qui a donné les bisons terrestres qui, originellement, venaient de l’eau. Et dans notre cas, les êtres humains ont commencé à y penser un peu. Ils étaient un peu réticents à l’idée de laisser la moitié de leur peuple aller dans l’eau pour se livrer aux bisons. Mais, il se trouve qu’à ce moment ils déplaçaient le camp et traversaient une grande rivière, un lac, ou quelque chose comme ça. C’était l’hiver et alors qu’ils traversaient, la glace à cédé, et la moitié d’entre eux sont tombés à l’eau. Et c’est ainsi qu’a eu lieu le quiproquo. Cela fait donc partie du flux. De cette façon de penser en flux. Opposé à la notion stagnante. Et c’est comme ça que cette notion de Wally’s Beach, qui remonte environ à 20 000 ans, c’est comme ça que nous nous en souvenons. Grâce à la répétition des histoires. Et de comment nous sommes arrivés là où nous sommes, dans notre existence, et comment les bisons ont commencé à exister, et ainsi de suite.
Kim Thúy [00:20:34] Que l’on parle de 20 000 ans ou d’il y a deux jours… ce qui reste, c’est le récit. Près de Fort Macleod, en Alberta, se trouve le précipice à bisons Head-Smashed-In Buffalo Jump. Il a été nommé ainsi en raison d’une pratique consistant à précipiter les troupeaux de bisons vers une mort certaine en les faisant se jeter d’une falaise. Une technique de chasse collective perfectionnée pendant des millénaires par les ancêtres des Pieds-Noirs. C’est également un site classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. C’est là que Gabriel Yanicki et les Ainés pieds-noirs ont poursuivi leur conversation sur les relations souvent difficiles entre les équipes de recherche et les peuples des Premières Nations…
Gabriel Yanicki [00:21:26] Merci. La première question que j’aimerais aborder ici est de savoir si vous pensez que les archéologues ont historiquement bien réussi à obtenir la participation des Pieds-Noirs dans les recherches sur leur patrimoine ancestral.
Jerry Potts [00:21:41] Je suis Jerry Potts et, en ce qui concerne l’archéologie, je pense que, particulièrement récemment, il y a eu plus de contacts avec les Pieds-Noirs sur leur territoire. On est maintenant dans une position où on commence à comprendre et à exprimer qui nous sommes. Je pense que l’archéologie nous a donné une belle occasion de jouer cartes sur table et de nous représenter comme nous sommes.
Velma Crowshoe [00:22:14] J’ai réalisé que l’importance de l’archéologie était d’écouter certains de nos Ainés.
Kim Thúy [00:22:22] Voici l’Ainée piikani Velma Crowshoe.
Velma Crowshoe [00:22:26] Comme mon père, par exemple, avec les histoires qu’il avait l’habitude de raconter. Et les chants qu’il avait l’habitude de chanter, avec leur rapport à la terre. Je pense qu’il est vraiment important que nous écoutions nos connaissances traditionnelles, et que nous écoutions leurs histoires pour trouver comment utiliser l’archéologie afin d’améliorer la vie de nos jeunes, qui pourront alors comprendre que nous sommes là depuis très, très longtemps. La langue est aussi très importante parce qu’il y a beaucoup de mots de notre langue que l’on ne peut même pas traduire en anglais. Et je pense que c’est vraiment important que nous apprenions l’histoire de la création pour que les jeunes puissent comprendre et apprécier qui nous sommes et où nous vivons.
Kent Ayoungman [00:23:22] Je ne pense pas que les archéologues aient historiquement fait un bon travail pour ce qui est d’aller plus loin que la science de l’archéologie même.
Kim Thúy [00:24:32] Voici de nouveau Kent Ayoungman.
Kent Ayoungman [00:23:36] D’après ce que j’ai vu avec les archéologues, tout est basé sur des théories. Et, ce qui m’amuse, c’est que parfois ces théories sont réfutées. Les archéologues se réunissent alors et commencent à essayer de comprendre quelque chose à partir des recherches d’une autre personne, qui remontent à loin. Je pense qu’au cours des dernières décennies, les archéologues ont enfin pu se tourner vers les Autochtones et leurs études. Ce « pont terrestre » en est un bon exemple.
Kim Thúy [00:24:07] La théorie du « pont terrestre », dont nous avons déjà parlé, est l’idée que les premiers groupes humains de l’ère glaciaire sont arrivés en Amérique du Nord depuis l’Asie en traversant à pied un chemin gelé au-dessus du détroit de Béring. Les peuples des Premières Nations ont été largement sceptiques quant à cette théorie, car ils n’ont pas de récits mentionnant un vécu dans un tel endroit…
Kent Ayoungman [00:24:35] Je trouve que l’archéologie, c’est assez nouveau en Amérique du Nord. Ça se pratique depuis longtemps, en dehors de l’Amérique du Nord. Les archéologues sont venus ici pour essayer de comprendre ces peuples. Et la façon dont je vois les choses, c’est que notre peuple était autrefois considéré comme un peuple en voie d’extinction, à cause des différents évènements négatifs que notre peuple a endurés. Notre peuple a vécu ici pendant longtemps et cela a toujours été expliqué à travers nos histoires. Je crois que c’est ce dont nous allons parler aujourd’hui. De notre lien avec cet endroit et comment le gouvernement a vraiment essayé de couper ce lien… Et il a fait un bon travail, il ont fait un bon travail. Je sais que dans la communauté, d’où je viens, Siksika, il a fait un bon travail pour déconnecter notre peuple de ses modes de pensée. Et notre mode de pensée nous lie à cet endroit. Tout ce qui a trait à la façon dont les choses se sont passées est expliqué dans la manière dont les personnes âgées racontent leurs histoires aux jeunes enfants. Et ensuite, au fur et à mesure que les enfants vivent leur vie, il leur est possible d’en apprendre plus sur ces histoires, ce qui les conduit à nos voies spirituelles et à notre connexion spirituelle. Historiquement, je ne pense pas que les archéologues aient fait un bon travail, mais depuis quelques décennies, ça se passe beaucoup mieux qu’avant.
Jacob Potts [00:26:09] Je pense que toute cette histoire, avec l’archéologie, va prendre la pensée moderne de ces gens et la sortir de ce cadre temporel pour la mettre dans un autre, plutôt que de faire l’inverse. Ça va vraiment changer cette façon de penser.
Kim Thúy [00:26:27] Voici Jacob Potts, un cérémonialiste piikani.
Jacob Potts [00:26:32] Beaucoup de gens aujourd’hui pensent, « Oh oui, quand nous avons traversé le pont terrestre… », et ce genre de choses. Et puis d’autres arrivent en disant, « Regardez, c’est de là que nous venons, d’Asie ou d’Afrique. » Alors, je ne dis pas qu’ils ont tort, je pense que ça nous lie les uns aux autres et à notre présence ici. Comme tout le monde l’a dit, ça nous connecte à cette terre et à toutes les histoires de la création que lui sont liées. Et beaucoup de gens, surtout à notre époque, pensent : « Ah oui, vous n’avez jamais toujours été là, non? » C’est ce que les gens disent, mais ils n’ont presque rien pour appuyer leur propos. C’est juste une sorte de réaffirmation du fait que nous avons toujours été là, que nous venons de cette terre plutôt que d’une autre partie du monde, du nord ou du sud. À ma connaissance, nous avons toujours été là.
Stan Knowlton [00:27:29] En tant qu’archéologue, je vois bien que cette période de ma vie est très contradictoire.
Kim Thúy [00:27:37] Stan Knowlton, également de la Nation Piikani, a étudié à l’Université de Lethbridge. Il est expert en connaissances traditionnelles. En tant qu’étudiant, c’est un corps professoral majoritairement blanc qui lui a enseigné ce que pensait être l’histoire de son peuple.
Stan Knowlton [00:27:59] Vous savez, les membres du corps professoral avaient du mal à réaliser le fait même que j’étais dans leur classe. Il leur était impossible de comprendre comment cette personne de l’âge de pierre existait encore dans le monde moderne et, de là où nous en sommes maintenant, je vois bien tout le chemin parcouru. Et certaines personnes, simplement en se levant pour conserver leur histoire et leur culture, ont ouvert la voie aux autres générations. Elles ont ouvert des portes et c’est maintenant aux plus jeunes de profiter de ces ouvertures pour entamer le prochain changement nécessaire qui est de rendre l’archéologie plus compatible avec les connaissances traditionnelles.
Kim Thúy [00:28:51] Et ce changement est en train de se produire, c’est-à-dire l’intégration des connaissances traditionnelles dans les études et les pratiques de l’archéologie. Kent Ayoungman en a lui-même fait l’expérience sur le terrain, à l’Université de Calgary…
Kent Ayoungman [00:29:10] Une année, nous avons commencé une saison sur le terrain et l’un des membres de l’Université de Calgary est monté sur un sommet pour l’orientation et a mentionné : « Parfois, nous oublions, en tant qu’archéologues, que l’histoire que nous creusons, que nous trouvons… nous ne réalisons pas qu’il y a des gens qui vivent encore ici. » J’adore son commentaire, tu es dans sa classe et tes professeurs n’arrivent pas à comprendre qu’il y a une personne de l’âge de pierre assise avec eux.
Jerry Potts [00:29:40] Il a toujours été pratique d’aller faire dire aux gens ce que l’on veut sans consulter d’autres groupes, d’autres personnes détentrices de connaissances.
Kim Thúy [00:29:50] Voici de nouveau l’Ainé Jerry Potts…
Jerry Potts [00:29:53] Et bien souvent l’opinion d’une seule personne a fait foi de tout. Mais dans l’archéologie, il y a eu beaucoup de racisme systémique de la part du gouvernement et des groupes locaux qui ne respectaient pas les peuples qui ont toujours été là. Nos histoires de la création remontent jusqu’au moment où nous avons toujours été sur ce territoire. Nous n’avons jamais été transplantés ou amenés ici, et je pense que, grâce à la science et à l’archéologie, les gens qui savent comment obtenir les réponses manquantes se tournent maintenant vers les individus qui détiennent les connaissances pour mieux comprendre le passé et qui nous sommes. Nos histoires n’ont jamais changé; elles sont toujours les mêmes.
Kim Thúy [00:30:41] Surtout quand il s’agit des récits de la création. Chaque culture semble en avoir un.
Jerry Potts [00:30:48] Chez les Pieds-Noirs, avec notre système de croyances, chaque existence, toute chose représente une vie. Nos récits de la création sont connectés au soleil et à la lune. La terre est un être vivant. Mais ce n’est pas la Terre Mère. Et ces conneries d’Ile de la Tortue aussi. Ce n’est pas l’Ile de la Tortue, c’est un territoire Pieds-Noirs. C’est comme ça. Il y a ces universitaires, qui font « Oh, l’Ile de la tortue », avec leur voix mielleuse.
Gabriel Yanicki [00:31:20] Ça va être ma partie préférée du balado.
Jerry Potts [00:31:24] J’assume.
Kent Ayoungman [00:31:28] Je te soutiens.
Jerry Potts [00:31:31] Ça va me causer des ennuis. Mais je pense que c’est là, le point important. Chaque nation à travers ce pays a un système de croyances intimement lié à la géographie et au territoire d’où elle vient. Tout ce que nous avons vient du paysage qui nous entoure. Ce sont nos repères. Et c’est ce qui fait des communautés de Pieds-Noirs ce qu’elles sont sur le territoire. Nos cérémonies. Les chants qui accompagnent ces cérémonies viennent tous des animaux, de l’époque où les chiens pouvaient parler, où on nous a montré comment vivre avec les choses. C’est de là que viennent toutes ces choses, et tout est là.
Kim Thúy [00:32:18] Nous sommes de retour à Wally’s Beach dont le nom vient d’une zone de loisirs voisine, bien que l’on ne sache pas exactement de qui cet endroit tient son nom. Mais comme tant d’autres endroits, celui-ci porte l’empreinte de l’histoire des colons, avec peu d’égard pour les gens qui ont toujours été là.
Gabriel Yanicki [00:32:40] Une des choses que j’espère mettre en œuvre avec ce genre de rassemblement, c’est de trouver un nouveau nom au site. Ce n’est pas mon rôle de lui donner un nom. Mais, je pense qu’il est temps de lui trouver un meilleur nom.
Kim Thúy [00:32:56] Un meilleur nom, pour correspondre à une meilleure façon de travailler ensemble. Où les histoires sur un lieu, et les gens qui y vivent nous en disent autant que la science. Alors, que deviendront des sites comme Wally’s Beach? Des plans sont en cours pour explorer le site à nouveau et pour collaborer à une nouvelle fouille, afin de poursuivre le travail d’interprétation de son histoire à travers des voix multiples et des perspectives différentes.
CRÉDITS:
Kim Thúy [00:33:32] Merci d’avoir écouté Artéfactualité, un balado du Musée canadien de l’histoire. Je suis Kim Thúy.
Artéfactualité est produit par Makwa Creative, en collaboration avec Antica Productions. Tanya Talaga est la présidente de Makwa Creative; Jordan Huffman en est la cheffe de production. Stuart Coxe est président d’Antica Productions. Lisa Gabriele et Laura Regehr en sont les cheffes de production. Sophie Dummett est recherchiste pour Antica. Le mixage et la conception sonore ont été réalisés par Alain Derbez.
Jenny Ellison et Robyn Jeffrey, du Musée canadien de l’histoire, sont les cheffes de production de ce balado.
Les entretiens avec les Ainés pieds-noirs ont été réalisés par Gabriel Yanicki, conservateur, archéologie de l’Ouest.
Daniel Neill, chercheur dans le domaine du sport et des loisirs, est le coordonnateur des balados du Musée.
Consultez le site museedelhistoire.ca pour découvrir les autres histoires, articles et expositions du Musée. Pour plus d’informations sur le précipice à bisons Head-Smashed-In Buffalo Jump et les récits de création autochtones, consultez les liens dans les notes du balado.